Fra Angelico

Cet arbre d’un autre temps (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnets :

En parlant de jeux d’enfants, comme j’aimerais jouer à celui de Fra Angelico, quand il place sur ses ailes d’anges une multitude de plumes colorées, ou quand après avoir fait briller la tunique de Saint Augustin de ce rose si immatériel, il place autour de lui herbe par herbe, touche de couleur après touche de couleur, un champ et des fleurs nouvellement sortis de terre. Je n’irais pas au bout de ma pensée si je ne parlais pas de cet arbre à ses pieds, dont la nature, semble-t-il, lui rend impossible de projeter une ombre, et les feuilles semblent donc briller d’une lumière par elles-mêmes, d’une couleur d’or qui leur donne l’apparence de fruits, portés par un tronc qui semble à la fois dans la vitalité de sa jeunesse et porter la sagesse d’une longue expérience, qui aurait tout vu, qui aurait tout élevé. Cet arbre d’un autre temps, comme parent de tous ceux qui peuplent la terre.

Saint Augustin, Fra Angelico

Peindre l’arbre

Peindre un arbre (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnets :

L’arbre peut amener la compréhension que le particulier et l’universel se confondent. L’arbre peut faire éprouver sa singularité, son unicité, et il paraît alors plus proche de nous qu’il n’y paraît, plus semblable, un ami.

Un arbre qui occupe une place centrale n’obstrue en rien ce qui est autour de lui, mais au contraire dévoile le ciel, étend notre perception du sol, des alentours. L’arbre qui semble vivant devant moi fait revivre ce sur quoi mes yeux se posent, il m’assigne la possibilité de sentir la douceur de ce moment. Peindre un arbre, c’est aussi s’effacer pour qu’il puisse se déployer en puisant dans mon expérience de la peinture, et souffrir le moins possible de « mon feu », de mon orgueil, de mes craintes et incertitudes. En le mettant dans une position centrale, j’admets qu’il peut l’occuper, et qu’il suffit.

*

Comment évoquer tout cela sans se confronter au simple, au réel ? Comment chercher dans la créativité cette force, si la créativité me pousse à me dérober à ce qui doit être dit, peint ? Un arbre que je croise, s’il m’appelle à être peint, comment parler de lui, de sa simplicité, si j’ai peur de l’idée même de le peindre ? Certes parfois, c’est le bruissement des feuilles qui m’aura touché, alors je dois peindre ce bruissement sans avoir peur de cet affrontement.

Je parle en fait de mes recherches sur le tulle, où l’effet de transparence des couleurs devenait un prétexte pour ne pas peindre, ce qui est pourtant la source de cette nécessité. Je peignais l’idée d’une transparence, je jouais avec l’idée de la créativité, du tulle, de sa prise dans l’espace, pour ne plus avoir à me soucier du réel. Les idées créatives doivent servir ce but de chercher le vrai, sinon elles sont un leurre.

*

Portrait d’arbres : il y a l’idée du portrait, c’est à dire peindre un être qui est devant soi, découvrir l’âme qui est derrière, essayer d’en peindre l’essence. C’est bien le seul moyen de ne pas être attaché à la volonté d’acquérir une certaine ressemblance visuelle. Donc dans le portrait, on est aussi redevable de la personne que l’on peint, elle a un regard sur notre travail et surtout on est redevable de la peindre sans caricature, sans faire de raccourci et donc en essayant d’être au plus prêt de la vérité. Quand je fais un portrait d’arbre je me sens aussi redevable de l’arbre en face de moi. Certes il ne peut pas voir mais il est quand même là, comme un miroir de ce que je peins. S’il n’a pas d’yeux pour voir, moi je l’ai vu, ou plutôt il s’est laissé voir, et ce que j’ai vu je dois y être fidèle. Sa sérénité, sa paix, sa constance, voilà envers quoi ma peinture est redevable.

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Les arbres m’ont appris la peinture. La couleur, les ombres les lumières. les écouter, les suivre, leur mouvement. Je ne sais rien sans eux, ils sont mes maîtres.

Maîtres

Les maîtres en ces lieux (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnet :

Il y avait à côté de chez nous de grands thuyas qui avaient grandi en toute liberté au stade municipal de Thomery. J’aimais, après avoir parcouru leurs branches souples jusqu’à leur sommet, me jeter en avant dans le duvet de leurs branches.

La sensation était loin d’être duveteuse, c’était plutôt un tourbillon jusqu’à la collision avec les graviers du sol dans un bruit sourd. Mais toujours il y avait cette sensation étrange d’avoir été déposé là, par ces arbres, protégé tout au long de la chute. Cette expérience était comme un gage de confiance, si bien que la fois où je suis tombé d’un tilleul du jardin, là où pour d’autres enfants sans doute c’eût été vivre la désillusion d’une protection sans mesure, ou cela aurait pu engendrer une peur, une méfiance, je regrimpais aussitôt rétabli dans l’arbre avec la même confiance que je lui accordais, avec au fond de moi la leçon de cette chute : je n’étais pas maître en ces lieux.

Déchirement

Rester dans cet effacement (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnets

Comme il est difficile d’écrire après la lecture de cette citation d’Etty Hillesum dans Une vie bouleversée.

Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. (p.117)

Et il m’est encore plus difficile de peindre après m’être préparé. Car c’est dans cet effacement que je veux rester, et donc surtout je voudrais ne rien laisser comme trace. Mais sans doute par la même force discrète qu’une graine peut devenir une forêt, en silence, sans laisser de trace, sans désaccord, je peux moi-même me laisser pousser une peinture. Elle saura peut-être apparaître dans ce même silence.

Bosquet

Pourtant ce petit bosquet à la sortie d’un champ… (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnets :

Je suis entouré des couleurs de l’automne et pourtant je ne le remarque que rarement, mais quand c’est le cas je suis émerveillé par toutes ces nuances, du vert au marron, par la couleur jaune, rouge, orange, presque vive dans les bouleaux, dans les feuilles de sureaux, dans les liquidambars (il y a plusieurs grands spécimens au jardin des plantes de Nantes, devant lesquels je suis passé des centaines de fois sans y faire attention), dans les acers japonica, dans la couleur terre des feuilles prêtes à tomber, mortes.
J’ai du mal à dire feuilles mortes depuis que j’ai lu ce passage de Thoreau qui les compare à des fruits – je ne dis pas des pommes mortes après tout, alors qu’elles sont aussi prêtes à se détacher !
Toutes ces couleurs, c’est un plaisir d’abord, pour les yeux, pour cette partie de moi qui aime leur douceur, leurs variations qui sont comme des mélodies, qui m’emportent un peu dans leur légèreté. Mais si ce n’était que cela, n’aurais-je pas cette envie irrépressible de trouver d’autres arbres aux couleurs plus étonnantes, aux forêts plus flamboyantes ? N’aurais-je pas ce désir d’aller voir les forêts canadiennes, d’érables rouges, qui sont tels que Thoreau les voit s’enflammer ? En cette saison d’automne les petits arbres à l’orée des bois s’enflamment d’abord dit-il, précédant l’embrasement total des forêts d’érables rouges.

Pourtant ce petit bosquet à la sortie d’un champ n’était pas un appel à aller voir d’autres bosquets ou de chercher d’autres bois, d’autres forêts. Il m’appelait au contraire à me rapprocher de lui, à faire attention au rythme du changement de ses couleurs. Oui, ses couleurs sont plus ternes. Mais elles me demandent de me rapprocher, encore et encore, pour y voir dans ses simples nuances de bruns, toutes les couleurs, présentes entièrement, dans ce petit lieu au milieu de nulle-part. C’est un monde à part, qui paraît terne à première vue, mais possède en fait toute la gamme des couleurs de ce qui pousse et de ce qui se détériore. Ces couleurs accompagnent le cycle de ce qui vit et meurt au sein de ce petit bosquet, et c’est l’impression qu’elles suffisent.
Quand je suis proche du bosquet, assez pour entendre ses chuchotements, c’est en moi que je suis. Et le terne que je ne voulais pas voir prend soudainement des couleurs qui n’ont pas de nom dans ce monde. Ce n’est plus du gris, du terre, du marronnâtre. C’est une mélodie de nuances qui donne vie, qui est vie et donc à laquelle j’appartiens. Et ces couleurs deviennent mes couleurs, celles que je veux porter au devant du monde.
Il faut toujours que j’en revienne à des descriptions qui sont proches de ce que j’ai senti, vécu, et pour cela il faut que je retrouve ce souvenir comme s’il résidait tout entier dans une pièce, qu’il fallait la trouver et y être invité pour revivre ce souvenir et le restituer. Ce bosquet que j’ai croisé en voiture – et cette précision ne doit pas donner à cette vision un sens de précipitation – c’est comme si j’y étais encore, plusieurs heures plus tard et des centaines de kilomètres plus loin, debout face à sa frondaison, l’écoutant, cherchant à comprendre son mystère par ses mouvements de feuilles et de branches et par ses couleurs comme j’aimerais réussir à les peindre.

Angélus

Angélus (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnet :

La rencontre avec l’« Angélus » au quai d’Orsay a eu un impact fort sur moi, comme j’ai pu m’en apercevoir plus tard. Dans le grand domaine où j’exerce en tant que jardinier l’été, j’avais déjà remarqué un son de cloche particulier qui se glissait jusqu’où je travaillais. Seulement celui-ci ne portait ni nom ni signification particulière. Quand je me suis aperçu qu’il s’agissait de l’Angélus, une certitude a grandi : cette vibration venait d’ailleurs, non du métal, non de la religion, mais directement des coups de pinceaux de Millet, ceux qui font venir l’horizon jusqu’à l’intime des deux paysans. C’est ainsi que chaque matin j’attendais, parfois avec impatience, à cet endroit du domaine où les tintements traversaient le feuillage du bois. Caché – qui aurait pu comprendre ? – j’essayais de faire revenir l’attitude grave et paisible des deux paysans qui se tiennent à l’écart du monde, quelque part au delà d’une peinture.
Il est frappant que les coups de pinceaux de Millet, moins visibles que ses traits au crayon dans ses esquisses ou que la direction de son outil dans ses gravures, vont tous dans une direction : celle de la lumière de l’horizon. Seulement les figures semblent ne pas se laisser entièrement emporter par ce flux de lumière dans le paysage. John Berger y voit l’échec d’unir la figure à ce qui l’entoure.
Et tous ces tableaux – à des degrés variables – échouent. Ils échouent parce qu’aucune unité n’est trouvée entre les figures et ce qui les entoure. La monumentalité des figures réfute le tableau. Et vice-versa. Résultat : les figures, comme découpées, paraissent rigides et théâtrales.

Silence

Un silence encore plus silence (extraits du livre Portraits d’arbres)

Notes de carnets :

Eugène Guillevic, cet ancien résistant, qui trouve dans son écriture une simplicité presque élémentaire : j’entends par là son amour des éléments qui l’entourent et l’inspirent. L’océan, le vent, la roche, la terre. Il « fore », comme il dit lui-même, jusqu’à trouver ce « silence » qu’il cherche partout.

Je me sens dans ma pratique de la peinture très proche de sa pratique aux mots. Moi aussi je ne veux pas être « forcé » de peindre. « Forcé » par les attentes de notre société, par mes peurs et mes angoisses, « forcé » par le regard des autres. Alors il faut entrer en résistance, c’est-à-dire travailler pour une nécessité qui vient de nous-mêmes comme le dirait peut-être Rilke.

La poésie a le pouvoir de se dévoiler petit à petit. Le poème a cela de particulier qu’il faut lui laisser du temps. Le temps de la lecture, le temps que les images apparaissent, à tel endroit, à tel autre. Le temps aussi que ces images laissent place à une compréhension , à quelque chose que l’on est sûr de reconnaître au moment où il apparaît. C’est la raison pour laquelle on lit de la poésie d’ailleurs. Pour cette chose fabuleuse qui peut se développer progressivement ou surgir tout à coup. Il est certain qu’il faut que le poème opère, qu’il y ait une sorte d’alchimie entre le lecteur et le poème. Ce ne sont alors plus seulement des mots sur une page, mais tout un univers, des couleurs, des sonorités, les effluves du poète, de sa vie, de ce qu’il veut dire, de ce qu’il cache.

Lettre

Lettre

Catharine Cary, artiste plasticienne surnommée la “tagueuse élégante”, a demandé à des amis de lui écrire une lettre sur la beauté. Voici ma réponse :

J’aimerais exprimer ce que la beauté m’apporte, mais il est difficile de l’exprimer…  J’ose espérer que si ma tentative est honnête, la beauté viendra se poser sur ces quelques mots. Car quand je cherche à l’exprimer, d’une manière ou d’une autre, je ne peux qu’espérer qu’elle vienne habiter le lieu que je lui prépare.

La beauté que j’aime est celle qui m’attire, me traverse, celle qui m’emmène vers une incompréhension heureuse, vers un sentiment de calme, un monde où tout me semble à sa place. Un monde où je me sens à ma place.

C’est une beauté qui contient une force, qui me parle, qui me dit qu’il y a un chemin pour la rejoindre, que ceci est vrai, juste.

Cette beauté, je veux la garder près de moi, la serrer contre mon cœur, intimement. Mais elle est trop libre pour cela. Si je veux la garder comme un souvenir, elle disparaît – ou plutôt je cesse de la voir – car je ne vois plus que son pâle souvenir, comme un collectionneur qui n’aurait à voir que ses  papillons épinglés.

Si la beauté ne vient pas me toucher intimement, si elle ne me pénètre pas, si elle ne me traverse pas, il faut que je me méfie, que je sois sur mes gardes, que je m’oublie peut-être. Car la beauté surgit, souvent quand je ne l’attends pas, par-delà le visible. Elle me traverse alors comme une pluie qui nourrit une terre sèche, ou parfois comme une flèche venue de je ne sais où.

Je cherche souvent la beauté, mais le moins possible dans les formes. J’attends plutôt qu’elle surgisse à travers elles, ou bien au travers d’un chant, d’un parfum.

La  beauté est comme une fleur qui s’ouvre. La beauté est la couleur rose qui s’illumine dans mon esprit, quand mon regard croise sur le sol de la forêt  les pétales d’un œillet. La beauté est un visage qui éclaire.

 

La beauté est ce qui m’attire, ce qui fait que je cherche à me dépasser.